-IV-

Tout heureux de sa belle promenade Gérard courut la conter à Marie. Sa réconciliation avec Gisèle Perceron sembla faire un vrai plaisir à la jeune femme. Elle souffrait, en effet, de sentir Gérard mal disposé envers cette garde-malade, en qui sa confiance était absolue. Elle la considérait comme une amie. Sans prétendre la défendre contre Gérard, elle trouvait beaucoup d'injustice dans la froideur que, depuis ce baiser fâcheusement interrompu, son mari témoignait à l'infirmière.

Dans l'euphorie de sa promenade Gérard voulu commencer le portrait de sa femme allaitant. De nouveau, il voyait composée dans son esprit cette maternité.

Il apporta sa toile, ses fusains, sa boite et commença d'esquisser. Bientôt, la figure fut à grand trait campée. Tout de suite la composition parut satisfaisante à Gérard. Il avait trouvé le moyen de situer la mère et l'enfant dans une courbe qui répondait avec grâce, mais aussi avec une certaine puissance, au carré presque parfait du tableau. Marie, docile, se pliait à la pose. Tout le bonheur du foyer était retrouvé : les calmes jours, si pleins, où ils pensaient ensemble, où tout leur devenait si profondément commun.

La nuit approchait, mais Gérard s'acharnait toujours à son travail, profitant de l'inspiration. Il savait que ces heures sont les plus fécondes où le sens de l’œuvre à construire vous guide sans qu'on ait presque le temps de réfléchir ni de se reprendre. La voix secrète qui le guidait, il ne l'entendrait jamais plus. Il devrait peiner longtemps ensuite pour achever son tableau et compléter à force de travail l'inspiration trop brève. Il fallait donc épuiser le message de cette voix intérieure, ne cesser le travail qu'au moment où elle se tairait et qu'en vain il s'acharnerait à la ressaisir.

« Vous allez fatiguer votre femme. Il n'est pas bon de rester si longtemps dans sa chambre, et cette odeur de peinture l'incommode ».

L'inspiration était enfuie. Les paroles, mais surtout la présence de Melle Perceron avaient fait taire la voix secrète. En vain Marie protestait qu'elle n'était pas fatiguée. Gérard ne parviendrait plus à travailler aujourd'hui, et il sentait que son œuvre n'était pas encore parvenue au point où il pourrait l'achever sans le guide mystérieux. Les protestations même de Marie l'irritait. Il devinait qu'elles avaient surtout pour but de l'apaiser, dans la crainte qu'il ne s'emportât contre la garde.

Ramassant en hâte ses instruments, il sortit. Il fut longtemps à retrouver son calme. Quand il revint près de Marie, plus rien ne subsistait en apparence de sa colère. Pourtant, assis sur le pied du lit, il ne parvenait pas à retrouver cette impression d'intimité qu'au début de son mariage il appelait « l'État de Grâce ». Était-ce la présence de Mademoiselle Perceron, dans la pièce voisine (il l'apercevait par la porte entr'ouverte). Comme il eût fait bon, après un pareil moment de nervosité, poser la tête sur les genoux de Marie et sentir sa caresse dans les cheveux, comme un pardon.

Hélas ! Ils n'étaient jamais seuls, et leurs précieux instants d'intimité avaient quelque chose de si précaire qu'il en profitait à peine.